La fabrication du papier à cigarette expliquée et illustrée par Louis Barreau

De GrandTerrier

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Retraité retiré près de Nantes, Louis Barreau a reconstitué ses débuts dans l'entreprise Bolloré où il est resté 39 années de 1925 à 1964, et notamment il a raconté ses séjours à Odet et Cascadec, en dactylogra-phiant lui-même ses mémoires et en y incluant de jolis croquis en couleur.

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La transcription ci-dessous de 7 pages dactylographiées est la deuxième partie des mémoires consacrée aux techniques de fabrication du papier à cigarette.

L'article intitulé « Les Mémoires de Louis Barreau » rassemblent les anecdotes et souvenirs de papetier, le découpage en deux parties facilitant la lecture de ses 19 pages de mémoires.

Autres lectures : « Les mémoires de Louis Barreau, ingénieur des papeteries Bolloré‎ » ¤ « Retrouvailles des enfants Barreau à Odet-Lestonan en août 2011 » ¤ « Louis Barreau, ingénieur papetier » ¤ « Jean Guéguen, laborantin à la papeterie d'Odet » ¤ « Mann Kerouredan raconte la fabrication du papier » ¤ « Notes et croquis de Mann Kerouredan, jeune papetier d'Odet » ¤ « L'entreprise Bolloré, Réalités Noël 1949 » ¤ 


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Chiffonnerie et lessivage

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Ballots de chiffon

À cette époque (1925), la fabrication de ce papier était assez empirique et vraiment artisanale. Pratiquement aucun appareil de contrôle, sauf la balance !

On utilisait uniquement la fibre de « lin » et de « chanvre », cela ne manquait pas autrefois en Bretagne avec les cordages et les voiles des navires. Il y avait alors des dizaines de « moulins à papier » sur les cours d'eau bretons. Cascadec était un de ceux-là.

Quand je suis arrivé à Cascadec, on utilisait toujours la toile à voile et les vieux cordages, mais aussi du treillis militaire et beaucoup de chiffons russes.

Je pense toujours avec étonnement à tous ces vieux chiffons sales et poussiéreux qui devenaient ce joli papier blanc que les fumeurs portent à leurs lèvres !

Or donc, cette matière première assez repoussante nous arrivait par wagons entiers en gare de Scaër sous forme de gros ballots. Jéséquel nous les amenait empilés dans son vieux camion poussif et ferraillant.

Notre contremaître, le père Rannon [1], alertait ses manœuvres qui s'avançaient avec leurs crocs pour décharger ces balles et les entasser à la chiffonnerie.

Chiffonnerie

Chaque jour, suivant la demande de la fabrication, l'équipe des « chiffonnières » éventrait chaque balle et se répartissait toutes ces guenilles : vestes en lambeaux, bouts de chemises et de pantalons ; elle retiraient boutons, agrafes ... et ce qui restait dans les poches ...

Elles réduisaient tous ces chiffons en petits fragments de 6 à 8 centimètres de côté en les tendant contre un bout de faucille coincée dans un billot.

Chiffonnerie (suite)

Mais, quelle poussière !!! Le plus terrible pourtant c'était les « puces » !! Elle pullulaient dans ces vieux vêtements et se précipitaient sur vous au passage ... J'en rapportais à la maison, j'en tuais, mais il en restait toujours une pour vous piquer la nuit !

C'était les chiffonnières qui chargeaient les « lessiveurs » ; elle apportaient sur leurs dos de gros ballots que la contremaîtresse pesait un à un avec un grand sérieux.

Lessivage

Elles précipitaient alors tous leurs sales chiffons dans la gueule du lessiveur en touillant avec un long bâton.

L'homme du lessiveur introduisait l'eau et les produits de lessivage (chaux, carbonate de soude ...) et fermait l'autoclave.

Les lessiveurs étaient de grands cylindres tournant horizontalement. La vapeur arrivait par un axe et la purge se faisait de l'autre côté.

Il y avait presque toujours quelques fuites de vapeur aux presse-étoupe. Une forte odeur très spéciale vous prenait à la gorge tandis que, pignons et engrenages entrainant les cylindres grinçaient, ferraillaient dans une atmosphère très lourde, remplie d'ombre et de buée.

À la fin du lessivage, la vidange était faite et la pression tombée, on enlevait le couvercle et l'on remettait en marche le lessiveur, si bien que le chiffon tombait de lui-même à chaque tour, format par terre un tas tout fumant.

Défilage et presse-pâte

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Défileuse

L'ouvrier changé de ce travail venait comme une ombre fugitive avec sa fourche charger son wagonnet ; il le roulait près de la défileuse et l'y versait petit à petit. À chaque fourchée un paquet de chiffons passait sous le lourd cylindre qui se soulevait en grognant.

Autrefois, le chiffon était longuement trituré, écrasé dans des mortiers par des pilons qu'on entendait de loin dans la campagne. C'est à cause de ces pilons que le nom de pile est restée à ces appareils assez évoluées que j'ai trouvés en venant à Cascadec : les « piles hollandaises ».

La matière est défilée en passant entre des lames d'acier fixées au cylindre et d'autres formant bloc au dessous.

Sablier, tambour laveur

Devant le cylindre il y a une rigole : le sablier pour retenir les impuretés. C'est incroyable la quantité de choses qu'on pouvait trouver dans ce sablier ! Des boutons, des clous, du sable et un tas de ferraille ... parfois même des pièces de monnaie.

J'ai même vu un jour ramasser un « Louis d'or » dans un sablier !!! L'inventeur, tout fier de lui, l'avait cédé pour un bon prix à Mme Peters Brown, notre correspondante étrangère au bureau d'Odet.

La pile défileuse lavait en même temps la matière grâce à son tambour laveur. Il était recouvert d'une toile de laiton retenant les fibres, mais laissait passer l'eau sale qui, entrainée par des écopes intérieures, s'écoulait par le côté.

Tambour laveur (suite)

Il y avait un volant de réglage pour lever plus ou moins le cylindre et obtenir le défibrage voulu. On vérifiait l'état de ce défibrage en soulevant un peu de pâte sur la spatule et en regardant son aspect.

Presse-pâte

Avec un crochet on soulevait une bonde au fond de la pile. Il fallait tâtonner chaque fois ! La pâte se déversait par des tuyauteries dans un réservoir en ciment : le cuvier du presse-pâte.

Le presse-pâte était un embryon de machine à papier avec une toile métallique assez grossière, 2 ou 3 caisses aspirantes et une presse.

On obtenait ainsi un espèce de gâteau humide et jaunâtre d'un centimètre d'épaisseur qu'on pliait dans des wagonnets.

Le presse-pâte était sous la salle des défileuses, dans un endroit triste et peu accueillant. Quelques ampoules électriques, toujours maculées par la pâte et la poussière, éclairaient à peine ce coin caverneux.

Allons ! En route pour le blanchiment !

Blanchiment, égouttage

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Piles blanchisseuses

Le blanchiment était placé dans une grande salle très claire, à flanc de coteau. De là on avait une très belle vue sur l'usine et la campagne.

On fabriquait nous même notre bain de blanchiment à partir de chlorure de calcium et de chaux.

On jetait la pâte dans des cuves, dites « piles blanchisseuses » où elle était malaxée et entrainée par des palettes dans un bain de chlore. La pâte tournait ainsi pendant des heures, blanchissant petit à petit.

Une forte odeur de chlore se répandait dans la salle et même parfois au dehors. Il faut bien se dire qu'on avait à la fois sept piles en action !

Quand le blanchiment se faisait mal, cas de toiles à voile goudronnées ou teintées, on ajoutait de l'acide sulfurique, mais alors gare à l'asphyxie ! Quand la pâte était assez blanche on la lavait en abaissant le tambour-laveur.

Maison des pâtes

Enfin, toujours avec un crochet on soulevait une bonde au fond de la pile et la pâte s'écoulait par des tuyauteries fort ingénieuses dans des caisses d'égouttage au dessous ; il y avait un grand nombre ; c'était « la maison des pâtes ».

Le sol était garni de tuiles perforées et l'on superposait des planches par devant en guise de porte. L'eau coulait un peu partout et au bout de quelques jours la pâte était assez sèche pour s'en servir ou la stocker sur un plancher au dessus de la caisse d'égouttage.

Je passais un jour à la maison des pâtes quand j'entendis un vacarme effrayant, c'était un de ces planchers qui s'était effondré ! Il n'y eut pas de victime ; je l'avais échappé belle, car souvent j'allais dans ces caisses prélever un échantillon.

Chaque caisse avait une étiquette en bois portant le n° du lessiveur et sa provenance. Suivant la demande de fabrication, l'homme du raffinage venait avec son croc remplir des wagonnets.

Raffinage de la pâte

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Batteries de raffineuses

Nous voilà rendus au « raffinage ». C'était une salle immense où se trouvaient les batteries de raffineuses alimentant les trois machines à papier. Le raffinage était très important ; l'ouvrier qui en était changé s'appelait « le gouverneur ».

Mr Bolloré m'avait dit : c'est au raffinage qu'on fait le papier. J'ai donc fait moi-même un petit stage de gouverneur : je suivis les factions de 8 heures de rang, aussi bien de jour que de nuit.

La raffineuse est une pile analogue à la défileuse, mais beaucoup plus précise. Sa platine est en bronze qu'on réaffute souvent et avec grand soin.

Le gouverneur

Le gouverneur règlait son cylindre afin d'obtenir une coupe correcte et obtenir des fibrilles qui donnent à la pâte une certaine viscosité appelée « engraissement ».

Au début, la pâte tournait très vite poussée par le cylindre en rotation, puis elle ralentissait de plus en plus tout en s'échauffant.

Quand j'arrivais à Cascadec en 1925, il n'y avait aucun appareil de contrôle pour le raffinage. C'était vraiment un art de fabriquer une bonne pâte.

Le gouverneur devait de temps à autre plonger sa main dans la pile, refermer les doigts pour retenir un peu de pâte qu'il examine après avoir retiré sa main et écarté les doigts. Il estimait ainsi la longueur des fibres et le degré d'engraissement de la pâte.

Quand il jugeait être à point il relevait le cylindre jusqu'à le faire effleurer la platine ; pour cela il prenait un bâton qu'il plaçait entre son oreille et la platine : le « ronronnement » de la pile cessait brusquement au point cherché ; alors il restait un certain temps dans cette position d'affleurage pour parfaire la qualité de la pâte.

Gouverneur (suite)

La même manœuvre avait lieu à la fois pour toutes les piles de la batterie y compris la pile de « cassés ». Celle-ci était remplie avec tous les restants de papier à cigarette, rognures, cassés et récupération de pâte à la machine à papier.

On ouvrait une bonde au fond de chaque pile et la pâte, ainsi préparée se précipitait par des tuyaux en cuivre dans le cuvier de la machine ; on activait cette descente au moyen du « chasse-pâte » ; c'était un jet d'eau qui nettoyait en même temps la tuyauterie et permettait d'avoir une dilution correcte dans le cuvier.

Jour et nuit

J'appris tout cela en suivant les équipes de travail de jour comme de nuit. Je mis la main à la pâte !

Quel spectacle étrange que ces dizaines de piles ronflant doucement dans la nuit avec leur chargement de pâtes immaculées !

Il y avait une odeur très légère dans cette salle de raffinage : une odeur de pâte, une odeur de « charge » car on mettait jusqu'à 20% de carbonate de chaux dans nos papiers à cigarette, et un peu de bleu aussi.

Au cours du raffinage le gouverneur « spatule » la pâte, c'est-à-dire la remue plusieurs fois très soigneusement avec une sorte de baguette à palme ressemblant à une rame. Là aussi il faut attraper le tour de main !

Les cuviers se trouvaient à l'étage inférieur ; il y en avait toujours deux en tête de chaque machine si bien qu'on en remplissait un pendant que l'autre alimentait la machine à papier.

Cuvier, sablier, épurateur

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Cuvier

Le cuvier, grand réservoir en ciment d'une douzaine de mètres-cube, possédait un malaxeur hélicoïdal qui tournait sans cesse pour bien mélanger la pâte ; enfin il y avait aussi dans ce cuvier une roue à écopes qui déversait la pâte dans un petit réservoir assurant un niveau constant, d'où un débit régulier sur la machine à papier.

Ce débit était réglé par le conducteur [2] de la machine au moyen d'une vanne de précision à la sortie du cuvier. Après quelques tâtonnements on obtenait un papier de poids correct.

Sablier

Du cuvier, la pâte allait au « sablier » où elle avançait, après une suite de petites cascades par dessus des baguettes en travers, en faisant plusieurs méandres ; elle se débarrassait là de certaines impuretés et de sable en particulier.

Plusieurs fois par semaine, on nettoyait cet appareil en le basculant à la verticale et en envoyant un jet d'eau.

Épurateur

La pâte rentrait ensuite à l'intérieur d'un grand cylindre en cuivre nommé « épurateur » ; elle devait en sortir en traversant des fentes de 3 ou 4 dixièmes de millimètres.

L'appareil tournait lentement tout en étant secoué brutalement par des « cames » puissantes, on entendait ce bruit de fort loin.

Une rampe de lavage envoyait sans arrêt une série de jets d'eau sur les fentes de l'épurateur.

Pendant l'arrêt pour de grands lavages, un tout jeune enfant s'introduisait parfois dans l'épurateur pour le brosser intérieurement ; le pauvre gosse était très fier, mais dans une position bien inconfortable !

Machine à papier

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Toile en bronze

La pâte se déversait par un siphon sur la table de fabrication où se déplaçait une toile en bronze. La finesse de cette toile (70 fils au pouce) avait une grande importante ; sa mise en place demandait une bonne demie journée, elle passait d'abord dans le rouleau de tête et était surmontée de la « bavette » qui recevait la pâte.

Cette pâte était tellement diluée qu'on aurait dit du lait avec ses 98% à 99% d'eau contre seulement 1% à 2% de fibres !

La machine à papier avait donc la tâche d'enlever progressivement toute cette eau tout en enchevêtrant les fibres sur la toile. Pendant qu'elle avançait, le rouleau de tête secouait longitudinalement, entraînant la première partie de la toile dans ce mouvement.

Ce « branlement » de la toile avait aussi beaucoup d'importance car il fallait trouver l'amplitude et la fréquence correcte.

La toile passait sur une série de petits rouleaux appelés « pontuseaux » où avaient lieu un début d'égouttage.

Caisses aspirantes

Elle arrivait ensuite sur les caisses aspirantes reliées chacune à un siphon faisant le vide (en réalité c'était de véritables trompes à eau). On réglait ce vide de façon à avoir une succion progressive de la feuille.

Entre les caisses aspirantes, reposant sur la feuille, se trouvait le « rouleau vergeur » qui marquait des vergeures dans la feuille de notre fameux 19 B.F. (autrement dit le papier pour cigarettes Camel).

Décollement de feuille

La feuille, contenant encore beaucoup d'eau, donc très fragile, passait sous la « presse humide ». À sa sortie il fallait la décoller de la toile pour la jeter à la main sur le feutre coucheur.

Pour ce décollage le conducteur [2] utilisait un petit pinceau qu'il fabriquait lui-même. Il le frottait sur le bord de la feuille qui se détachait alors de la toile, on en formait vite un petit tas qu'on jetait sur le feutre coucheur. Ce n'était pas si facile que cela et j'eus quelque peine à réussir !

Cylindres sécheurs, bobines

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Sécherie

La feuille, entraînée par le feutre, passait sous la presse coucheuse. Il fallait alors se dépêcher de la jeter sur le second feutre et vite la reprendre à la sortie de la presse montante pour la lancer dans la sécherie qui l'avale gloutonnement !

là, le dessus de la feuille est serrée contre 3 ou 4 cylindres chauffés à la vapeur qui la sèchent successivement avant d'être prise par le sécheur du haut, grand cylindre, qui, lui sèche le dessous de la feuille.

À la sortie de la sécherie on se précipitait pour saisir la feuille et l'enrouler un peu plus loin sur un mandrin en bois.

Et un joli rouleau de papier blanc se formait, grossissant lentement pour obtenir une feuille de 3 ou 4 kilomètres de longueur sur environ 2 mètres de large.

Si la feuille se déchirait quelque part, il fallait aussitôt recommencer toutes ces manœuvres.

Poids de la feuille

Le conducteur [2] vérifiait de temps en temps le poids de la feuille en en prenant un morceau en marche sur le côté du mandrin ; il le pliait en quatre et le découpait suivant un calibre qu'on maintenait avec une main tandis qu'avec l'autre main on déchirait d'un coup sec tout ce qui dépassait.

On obtenait un échantillon d'un demi m2 qu'on pesait sur le trébuchet de la machine au décigramme près et on allait vite régler la vanne d'arrivée de pâte si le poids n'était pas atteint.

Bobinage

Un cuvier fournissait deux gros rouleaux bruts. On les passait sur une trancheuse qui les redévidait, enlevant les défauts et préparait trois rouleaux de 60 centimètres de large et de 3.200 mètres de longueur de papier.

Ces petits rouleaux passaient au « bobinage » où des ouvrières les découpaient en bobines de la largeur d'une feuille de papier à cigarette « Camel » et d'une longueur de 3.200 mètres.

Après examen du poids de chaque bobine et élimination des légères et des lourdes qui allaient aux « cassés », on procédait à l'emballage pour les américains qui utilisaient ces bobines sur leurs machines à cigarettes.

Mémoires dactylographiées

Annotations

  1. René Rannou est né le 13/4/1866 à Keranguéo près de la papeterie d'Odet et assurera le démarrage de la papeterie de Cascadec comme contremaitre principal : « 1925 - Famille Rannou de Kerangueo-Odet et Cascadec ».
  2. 2,0 2,1 et 2,2 Hervé Gaonach (« Ouvrier sécheur aux papeteries Bolloré de 1966 à 1993 ») : « Par machine il y avait par faction de 8 heures deux ouvriers et demi : le conducteur, le sécheur, et le mousse qui se partageait entre 2 machines côte à côte. A la fin il y avait plus de mousse, la machine tournait avec deux personnes. Le conducteur avait plus de responsabilités que le sécheur. Mais c’était le surveillant qui contrôlait pendant sa faction les 4 machines et qui décidait quand on arrêtait une machine ».



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Thème de l'article : Mémoires de nos anciens gabéricois. Création : Novembre 2011    Màj : 25.08.2023