La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet

De GrandTerrier

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Pourquoi et comment le soldat Jean-Marie Déguignet fut décoré d'une belle médaille militaire d'origine britannique. Et sa manière pudique de relater des faits d'armes historiques et une décoration qui récompensait les survivants d'une guerre très destructrice.

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Autres lectures : « IMWERDEN.DE - La guerre de Crimée de Déguignet traduite en russe » ¤ « Jean-Marie Déguignet et le soleil d'Austerlitz » ¤ « Jean-Marie Déguignet et sa campagne d'Algérie (1862-1865) » ¤ 


Présentation d'un conflit russo-franco-britannique

La médaille de Crimée est une médaille commémorative britannique, décernée par la reine Victoria, aux officiers, sous-officiers, soldats et marins de tous grades ayant participé à la guerre de Crimée avant le 8 septembre 1855.

Comme les deux pays s'étaient alliés pour mener cette guerre et que la France ne possédait pas de médaille commémorative de campagne, la médaille de Crimée britannique fut reconnue par le gouvernement français par décret du 26 avril 1856. Elle a été attribuée à tous les militaires français ayant participé à cette campagne, et son port autorisé.

La guerre de Crimée a pour origine lointaine un conflit religieux : la querelle opposant Français (catholiques romains) et Russes (chrétiens orthodoxes) pour la protection des Lieux saints, notamment le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Ce prétexte est exploité par le pouvoir tsariste afin d’imposer sa domination sur un Empire ottoman qui semble à sa merci. Les Russes veulent s’assurer le protectorat des peuples slaves et orthodoxes des Balkans pour dominer la plus grande partie de la péninsule, et s’emparer des détroits (Bosphore, mer de Marmara, Dardanelles) pour obtenir un débouché sur la Méditerranée.

À cette vision impérialiste mêlant religion et volonté de puissance s’oppose celle du gouvernement de Londres. Pour les Britanniques, il s’agit de protéger la route des Indes par le Proche-Orient en empêchant le tsar de prendre pied dans les détroits et sa flotte de faire irruption en Méditerranée orientale. En 1854 le Royaume-Uni et la France vont s’unir à l'Empire ottoman pour combattre les forces russes. Le royaume du Piémont-Sardaigne apportera également son aide aux Franco-britanniques.

Jean-Marie Déguignet, engagé à Lorient au 37e régiment d'infanterie, embarqua le 23 août 1855 à bord du Liverpool, transport anglais, pour rejoindre le 26e régiment d'infanterie de ligne qui venait d'être presque totalement anéanti sur une opération près de la tour Malakoff à l'entrée de Sébastopol.

A peine débarqué en Crimée il va vivre la journée historique de la prise de Sébastopol, et sera réquisitionné pour poursuivre les Russes dans les montagnes, avant d'être atteint de dysenterie. De retour en France, en juin 1856, il recevra, non sans une certaine fierté retenue, la fameuse médaille de Crimée.

Le soldat Déguignet nous livre les détails de sa campagne dans les pages de son cahier (cf extraits ci-après) : « Je n'ai pas la prétention de faire ici l'historique de cette grande journée, ne faisant ni de l'histoire ni œuvre littéraire ». On peut rapprocher cette relation de celle d'un autre écrivain du camp russe, Léon Tolstoï (cf récits et chanson ci-après également).

La médaille avec ses agrafes

Témoignages du médaillé breton sur sa décoration

Pages 215 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, « Histoire de ma vie », parue en 2001.

Quand j'arrivais dans ma compagnie, la 2e du 3, je ne connaissais plus personne. Tous les anciens étaient morts là-bas, dans les ambulances ou dans les hôpitaux, le long de la Méditerranée, ou partis en congé définitif ou renouvelable, ou bien en convalescence. Le capitaine seul, M. Lamy [1] y était toujours ; celui même qui m'avait dit, le soir de la veille de la prise de Sébastopol, que je ne tiendrais pas quarante heures debout et qui disait aux autres officiers qu'on était réellement fous en France d'envoyer des gamins comme moi là-bas, là où les vieux les plus forts succombaient.

Cette fois en me revoyant bien portant, sachant cependant que j'avais eu à combattre des ennemis dix fois plus terribles que les Russes, il me fit compliments et dit au sergent major qu'il fallait de suite faire un état supplémentaire en ma faveur pour la médaille de Crimée, accordée par Sa Magesty the Quin englisch [2] à tous les soldats français qui avaient débarqué sur la terre de Crimée avant la prise de Sébastopol. Le lendemain, j'étais décoré de la grande médaille à la surprise de tous les jeunes soldats qui se trouvaient là, tous de ma classe et qui croyaient que j'arrivais de chez moi, un peu en retard.

Page 9 du neuvième cahier intitulé , « Résumé de ma vie » :

Je retrouvai mon nouveau régiment le 26ème à Montélimar, où je ne connaissais plus personne ; ceux qui n’étaient pas restés là-bas en Crimée ou à Constantinople étaient partis en congé définitif ou semestriel. Une médaille, ma première, m’attendait là. La médaille de Crimée, donnée à tous les soldats français qui avaient assisté à une bataille quelconque ou qui se trouvaient en Crimée au moment où ces batailles eurent lieu depuis la bataille de l’Alma jusqu’à la prise de Sébastopol, par la gracieuse Queen English. Cette gracieuse impératrice des Indes nous devait bien cela car sans nous peut-être, sa couronne impériale aurait été en danger. Les Français du reste ont toujours travaillé de mieux en mieux pour la fortune de ces bons Anglais « tout en les traitant » d’ennemis séculaires et implacables.

Pages 608 de la version des Mémoires de la Revue de Paris dans son édition du février 1905.

J’ai déjà dit que je ne citerais des dates et des noms propres que lorsque je serais certain de ne pas me tromper. Ici, je ne puis me tromper, puisque cette date figure sur mes états de service. Nous dûmes rester plusieurs jours à Marseille. Mon régiment, que je n’avais pas vu depuis le mois de novembre 1855, était alors à Montélimar, où j’ar­rivai dans les premiers jours de juillet. En arrivant dans ma compagnie, je ne connaissais plus personne. Tous mes camarades avaient disparu : les officiers, sous-officiers et caporaux étaient tous changés, excepté le capitaine Lamy [1]. J’arrivai là à peu près comme autrefois à Lorient, inconnu de tout le monde et ayant tout l’air d’une nouvelle recrue ; grâce au bon temps que j’avais eu à Constantinople et à la bonne nourriture, j’avais même l’air plus jeune que quand j’arrivai à Lorient. Deux jours après, mes nouveaux cama­rades furent bien étonnés de me voir attacher sur ma tu­nique la médaille que la reine d’Angleterre avait donnée à tous les Français qui étaient arrivés en Crimée avant la prise de Sébastopol. Elle était rare, cette médaille, dans notre régiment qui avait cependant fait toute la campagne depuis le commencement jusqu’à la fin de tous ceux qui étaient partis, il n’en restait plus guère. Ceux qui le com­posaient maintenant étaient presque tous arrivés en Crimée après la prise de Sébastopol ou c’étaient de jeunes recrues du dépôt.

La prise de Sébastopol vécue par le paysan bas-breton

Pages 178-182 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, « Histoire de ma vie » :

Cette citadelle [3] réputée imprenable allait enfin tomber en notre pouvoir. La France, l'Empereur, et enfin le monde entier avaient les yeux fixés sur nous. Le maréchal mettait sa confiance en nous, pas toute cependant, il y avait aussi la providence représentée par la fille de Joachim dont c'était la fête ce jour-là. Et cela me faisait penser à mon pays, à Kerdévot où on célébrait le pardon [4], où les jeunes gens, mes anciens camarades, allaient boire du cidre, rire et danser, tandis que moi j'étais à plus de mille lieues de là, en train de me préparer d'aller au massacre, et qu'avant la fin du jour, avant une heure peut-être, mon cadavre se tordrait dans la poussière avec tant d'autres ...

Nous recevons enfin l'ordre de marcher vers les tranchées par bataillon et par le flanc droit. Nous traversâmes un ravin, où nous marchions que sur des bombes et des boulets, puis arrivâmes sur un plateau d'où nous voyions la rade, les forts, les bastions, la ville en ruine et enfin cette fameuse tour Malakoff [3], qui n'était qu'un mamelon hérissé de pièces de canon qui vomissaient la mort tout alentour. Les quelques vieux soldats de notre compagnie, qui étaient là depuis quelque temps, disaient qu'ils n'avaient jamais vu cela aussi distinctement qu'en ce moment, pour la raison qu'ils les avaient toujours vus couverts de fumée, tandis que ce jour-là il n'y avait pas la moindre petite fumée. Et le soleil, quoique n'étant pas celui d'Austerlitz, s'élevait très brillant à l'horizon ...

Je n'ai pas la prétention de faire ici l'historique de cette grande journée, ne faisant ni de l'histoire ni œuvre littéraire. Je n'écris que pour tracer facilement l'histoire de ma vie, dont tous les faits, grâce à mon magasin mnémonique, sont tous présents à ma mémoire comme s'ils venaient se passer hier ...

Sans faire attention aux projectiles qui pleuvaient toujours sur nous, je restais la tête haute et les yeux fixés sur les camarades qui montaient là-haut, la bayonette en avant. Nos cœurs battaient fort en ce moment. Je sentais le mien prêt à s'en aller, tandis que la respiration me manquait. Tout à coup, un hourra formidable retentit, poussé à la fois par des milliers de poitrines françaises, anglaises, piémontaises, et aussi par tous les civils qui se trouvaient là-haut près du télégraphe. On venait de voir le drapeau tricolore flotter au sommet de la tour Malakoff. C'était fini. Sébastopol était à nous, du moment que nous avions la clef.

Chapitre VIII dans la version des Mémoires de la Revue de Paris dans son édition du février 1905.

C’était donc là Sébastopol. Cet espace rougeâtre était sans doute la ville en feu ; ces globes de feu décrivant des lignes courbes ou courant en lignes droites, c’étaient des bombes et des fusées. Dans mes rêves d’autrefois, il me semblait avoir vu tout ça, et, ici, je n’étais pas loin de croire que ce n’était encore qu’un rêve, car aucun bruit ne parvenait jusqu’à nous. Nous restâmes tous, même les malades, debout à contempler ce spectacle jusqu’au jour. La mer s’était calmée, et l’émotion du spectacle avait fait fuir le mal de mer ; tout le monde déjeuna bien ...

Nous marchions toujours ; nous étions arrivés presque aux dernières parallèles. Tout à coup nos canons cessèrent leur feu ; mais en même temps la fusillade, qui ne s’était pas encore fait entendre, éclata drue et serrée du côté de Malakoff. C’était l’assaut qui commençait. On allait jouer la dernière scène de ce long et terrible drame. Nous étions arrêtés. Nous attendions notre tour de monter. Nous étions dans le ravin qui précède Malakoff : d’après le dire de M. Jurien de la Gravière, si les Russes y avaient seulement placé deux pièces de canon, jamais nous n’aurions pris cette fameuse tour, la clef de Sébastopol. Les Russes l’ont bien reconnu après, mais c’était trop tard… Des hommes du génie passaient devant, avec des cordes, des crampons, des échelles de corde et de bois. Les soldats riaient et se moquaient en disant : « Eh bien, mon vieux, s’il nous faut entrer par là dans Sébastopol, un par un, nous ne sommes pas près d’y être ». Du côté de Malakoff, commença à revenir aussi la file des blessés, avec des mouchoirs autour de la tête, des bras en écharpe ou traînant une jambe, d’autres portés sur des civières d’où l’on voyait le sang dégoutter.

La fusillade continuait toujours et le défilé des blessés augmentait. Nous étions avertis de nous tenir prêts, et notre capitaine, M. Lamy [1], nous exhortait à le suivre bravement. Nous demandions aux blessés qui passaient comment ça marchait là-haut ; mais leurs réponses étaient contradictoires : les uns disaient que les zouaves étaient déjà dans la tour, les autres disaient qu’on n’y entrerait jamais, et que nous serions tous sacrifiés comme au 18 juin. On commençait déjà à parler de trahison, lorsqu’une immense clameur, venant de tous les côtés à la fois : « Notre drapeau flotte sur la tour Malakoff ! Sébastopol est à nous ! » nous édifia enfin sur l’état des choses. La fusillade avait diminué et peu à peu s’éteignit complète­ment. Nous restâmes presque à la même place jusqu’à la nuit ...

Le lendemain de la prise de Sébastopol, après avoir assisté au défilé des prisonniers russes, nous retournâmes à notre camp, mais ce ne fut que pour repartir encore le lendemain pour une excursion ou une autre campagne qui devait durer sept mois, dans les plaines de Baïdar, les montagnes de Kardambel, les vallées et les montagnes du Belbeck. Nous partîmes pour cette campagne environ quinze mille hommes et nous en avions, disait-on, devant nous, quarante mille.


Prise de la redoute de Malakoff, Horace Vernet

Page 6 du neuvième cahier intitulé , « Résumé de ma vie » :

Il manquait alors des soldats, la guerre étant déjà commencée entre la Russie et la Turquie dans laquelle la France eut la plus large part. Un an après, presque jour pour jour, je me trouvai à Sébastopol. Je participai à la prise de cette ville le 8 septembre 1855. Quand je dis participer, le mot n’est pas exact. Car selon le fameux Pélissier [5] qui commandait alors en chef l’armée de Crimée, nous n’avions rien fait ce jour-là, ni moi, ni les autres. Il a affirmé dans une lettre rendue publique que ce fut la Vierge Marie, mère de sept enfants qui avait pris la ville, et c’est en mémoire de cette prise qu’il rendit ou qu’il légua son épée à Notre-Dame d’Afrique. Cette vierge ou cette dame avait sans doute dit à ce grossier personnage qu’elle viendrait le 8 septembre pour de la fête de sa nativité, car, sans cela, il aurait pu et aurait dû prendre Sébastopol depuis longtemps.

Pages 185 de l'Intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, « Histoire de ma vie » :

Nous nous remîmes encore en route, marchant toujours vers le Nord, puis arrivâmes dans une vaste plaine, à l'extrémité de laquelle j'aperçus des hautes montagnes rocheuses devant lesquelles je restais stupéfait ...

Mais sur ces rochers nous vîmes briller des armes [6]. Les Russes étaient là-haut qui nous attendaient. Arrivés au pied de ces montagnes nous nous arrêtâmes pour faire le café. Pendant ce temps on nous fit décharger nos armes et les nettoyer pour les recharger à nouveau avec des cartouches fraîches. Puis le café pris, nous commençâmes à escalader la montagne par des sentiers de chèvres, sautant de rocher en rocher, en nous accrochant aux branches et aux racines. Bientôt des coups de fusils partirent de là haut et des balles sifflèrent à travers les arbres. Nous continuions à grimper, chacun cherchant un passage à travers les rochers et la broussaille, sous une grêle de plombs. Mais ces balles ne pouvaient nous faire grand mal ; elles passaient toutes par dessus nos têtes ou se perdaient dans les arbres. Nous étions les premiers en tête cette fois. Mais avant d'arriver en haut on nous arrêta afin de nous reformer autant que possible pour nous élancer ensuite en masse sur le plateau en culbutant l'ennemi à la baïonnette, qui était là, à quelques pas de nous, car nous l'entendions causer. Aussitôt que notre compagnie fut réunie nous nous élançâmes sur la hauteur la baïonnette en avant. Mais déjà l'ennemi avait vidé le terrain, nous le vîmes descendre en courant l'autre versant de la montagne dont la pente était beaucoup plus douce et plus unie. Nous lui envoyâmes quelques pruneaux de France comme disaient les soldats, mais qui ne lui firent pas plus de mal que ses pruneaux nous avaient fait.

La vision russe par le jeune militaire et écrivain Léon Tolstoï

En 1855, Léon Tolstoï participait à la défense de Sébastopol contre les armées françaises, anglaises et piémontaises. Quinze ans plus tard, il écrira la vaste fresque de « Guerre et Paix » et ses « Récits de Sébastopol » en sont la préfiguration.

Il composa une chanson que ses camarades reprenaient en chœur :

Chanson de Sébastopol,

À la date du quatre
Le diable nous poussa
À reprendre les montagnes, (bis)
Le général, baron Vrevsky,
Houspillait Gortchakov,
Quand il se grisait ! (bis)
« Prince, prends cette montagne,
« Ne te querelle pas avec moi,
« Autrement je dénoncerai ! » (bis)
Toutes les grandes épaulettes
Se réunirent au conseil,
Même Platz-Bekok. (bis)
Le chef de police Platz-Bekok,
N’a jamais pu trouver
Ce qu’il fallait dire, (bis)
Longtemps on réfléchit et discuta ;
Les topographes écrivaient sans cesse
Sur une grande feuille, (bis)
Sur le papier c’était très bien,
Mais on oublia les ravins
Et il fallait les traverser, (bis)
Les princes et les comtes sont partis,
Et derrière eux les topographes,
Sur une grande redoute... (bis)
Le prince dit : « Va, Liprandi ! »
Et Liprandi : « Non, attendez,
« Ma foi je n’irai pas ! (bis)
« Là-bas il ne faut pas d’homme d’esprit
« Envoie donc là-bas Read,
« Et moi je regarderai ! » (bis)
On l’envoie. Read tout simplement
Nous conduit tout droit vers le pont.
« Eh bien ! Hourra ! » (bis)
Martenaü le suppliait
D’attendre la réserve :
« Non, qu’ils marchent ! » (bis)
Hourra ! Nous le criâmes.
Mais les réserves n’arrivèrent pas à temps.
« Quelqu'un prit fausse route ! (bis)
Le général Belevtzov
Brandissait fortement le drapeau
Mais sans utilité ! (bis)
Sur les hauteurs de Fédukhine
Trois compagnies seulement arrivèrent.
Et c’étaient des régiments mis en marche, (bis)
Notre armée n’était pas grande
Les Français étaient trois fois plus nombreux.
Avec d’énormes renforts, (bis)
On espérait qu’à notre secours
Une colonne quitterait la garnison.
On a donné le signal ! (bis)
Et là-bas le général Saken
Lisait sans répit les Acathistes
À Notre-Dame. (bis)
Et nous dûmes reculer
(juron non traduit)

Extraits de l'édition traduite en français en 1907 aux éditions Hachette, regroupant « Les Cosaques » et les « Souvenirs de Sébastopol » :

Page 301 :

On voyait effectivement à l’œil nu des taches noires descendre de la montagne dans le ravin et se diriger des batteries françaises vers nos bastions ... Les raies noires avançaient, enveloppées d'un rideau de fumée, et se rapprochaient ; la fusillade augmentait de violence ; la fumée s'élançait à intervalles de plus en plus courts, s'étendait rapidement le long de la ligne en un seul nuage lilas clair se déroulant et se développant tour à tour, sillonné çà et là par des éclairs ou troué de points noirs ; tous les sons se confondaient dans le fracas d'un seul roulement continu.

« C'est l'assaut », dit l'officier, pâlissant d'émotion et tendant la lunette au marin.

Des Cosaques, des officiers passèrent à cheval sur la route, précédant le commandant en chef en calèche accompagné de sa suite ; leurs figures exprimaient l'émotion pénible de l'attente.

« C'est impossible qu'il soir pris ! dit l'officier à cheval.

- Dieu du Ciel, le drapeau ! regarde donc ! » s'écria l'autre, suffoqué par l'émotion, et il s'écarta de la lunette. Le drapeau français sur le mamelon de Malakoff !

- Impossible ! ».


Tolstoï en 1855

Page 304 :

« Est-ce que je vais mourir ? » lui demanda Koseltzoff en le voyant s'approcher.

Le prêtre ne répondit rien, récita une prière et lui présenta la croix.

La mort n'effrayait pas Koseltzoff ; portant de ses mains affaiblies la croix à ses lèvres, il pleura.

« Les Français sont-ils repoussés ? » demanda-t-il au prêtre d'une voix ferme.

- La victoire est à nous sur toute la ligne, répondit ce dernier, pour consoler le mourant en lui cachant la vérité, car le drapeau français flottait déjà sur le mamelon de Malakoff.

- Dieu merci ! » murmura le blessé, dont les larmes coulaient, sans qu'il s'en doutât, le long de ses joues. Le souvenir de son frère traversant pour une seconde son serveau : « Dieu veuille lui accorder le même bonheur ! » se dit-il.

Page 308 :

L'armée de Sébastopol, semblable à une mer dont la masse liquide, agitée et inquiète, se répand et déborde, avançait lentement, par une nuit sombre, en ondulant dans l'obscurité impénétrable, sur le pont de la baie, se dirigeant vers la Sévernaïa, s'éloignant de ces lieux où étaient tombés en si grand nombre les héros qui les avaient arrosés de leur sang, de ces lieux défendus pendant onze mois contre un ennemi deux fois plus fort et qu'elle avait reçu l'ordre d'abandonner aujourd'hui même sans combat.

Page 310 :

Arrivé au bout du pont, chaque soldat, à peu d'exceptions près, otait son bonnet et se signait ; mais en dehors de ce sentiment, il en éprouvait un autre, plus cuisant, plus profond, un sentiment voisin du repentir, de la honte, de la haine, car c'est avec une inexprimable amertume au cœur que chacun d'eux soupirait, proférait des menaces contre l'ennemi et jetait en atteignant le côté nord, un dernier regard sur Sébastopol abandonné.

Annotations

  1. 1,0 1,1 et 1,2 LAMY Zénon Eugène (1821-1895) fut nommé en 1855 aide de camp du général Pontévès et il partit avec lui en Crimée. Il y fut blessé, le 8 septembre, lors de l'assaut de Sébastopol. Il fut cité à l'ordre de l'armée et décoré de la Légion d'honneur. Promu général de brigade en 1875, il prit le commandement de la 9e brigade d'infanterie à Rouen. Nommé général de division en 1882, il fut commandant de la 30e division d'infanterie à Avignon, puis ensuite de la 14e division à Besançon, où il termina sa carrière.
  2. [Her] Majesty, the queen english : Sa Majesté, la reine anglaise, en l'occurrence la reine Victoria.
  3. 3,0 et 3,1 La tour Malakoff fut érigée au sommet d'une colline face aux remparts pour défendre la ville de Sébastopol contre une éventuelle attaque des Anglais et des Français nouvellement alliés, au début des années 1850. On lui donna le nom d'un ancien capitaine russe dont le souvenir restait attaché au lieu, Vladimir Malakhov. Le 8 septembre 1855, lors de la bataille de Malakoff, la redoute tombe aux mains des Français, dirigés par le maréchal de Mac-Mahon, devenu célèbre notamment pour cette victoire au cours de laquelle il prononça son fameux « J'y suis ! J'y reste ! », entraînant la chute de la ville.
  4. Le pardon de Notre-Dame de Kerdévot est célébré le premier dimanche qui suit le 8 septembre, le jour de la fête de la naissance de la Vierge Marie, fille d'Anne et de Joachim.
  5. Aimable Jean-Jacques Pélissier (1794-1864), général commandant des armées qui prirent Sébastopol. Suite à cela, il fut nommé maréchal de France et duc de Malakof, le 22 juillet 1856.
  6. L’historique du 26e de ligne (26e régiment d’infanterie, historique du corps, SHAT, 4 M 34, folio 51 v°) permet de dater cet assaut au 23 septembre 1855.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Avril 2012    Màj : 5.03.2024