Le pacifisme de Déguignet et la guerre russo-japonaise de 1904-05

De GrandTerrier

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À la fin de ses mémoires de paysan bas-breton, Jean-Marie Déguignet donne à chaud ses impressions sur une guerre entre deux empires courant 1904-1905, juste avant de mourir et avant la capitulation des russes.

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Transcription des premières pages du dernier des cahiers manuscrits publiés en 2001 aux Èditions an Here.

Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet » ¤ « IMWERDEN.DE - La guerre de Crimée de Déguignet traduite en russee » ¤ 

Présentation

Jean-Marie Déguignet a longuement décrit la guerre de Crimée et la prise de Sébastopol auxquelles il a participé dans les années 1853-56 en tant que soldat français. Mais, juste avant de décéder le 29 août 1905 à l'âge de 70 ans, il relate également la guerre entre la Russie et l'empire du Levant, sachant que ce conflit a démarré en février 1904 et que le traité de paix a été signé le 5 septembre 1905.

D'emblée, il redoute une conflagration générale de toutes les nations du globe : « "Si vis pacem para bellum", dit le proverbe. Si vous voulez la paix, préparez-vous pour la guerre. Mais je crois qu'en ce moment, on est en train de donner un rude démenti à ce vieux proverbe. »

Et il constate la volonté hégémonique du tzar Nicolas II qui voudrait un accès à l'océan Pacifique en annexant la Mandchourie et la Corée: « l'auteur de cette guerre est cet empereur théo-autocrate de toutes les Russies ». Et s'insurge surtout contre la bêtise humaine : « Quelle guerre, ma Doue beniguet, sur terre et sur mer, toute la planète en feu, quoi. Quel beau spectacle pour les habitants de Mars et de Vénus qui contempleraient ça avec leurs grands télescopes ! ».

Il s'interroge également, à la lecture des journaux, sur l'issue du conflit qui pourrait donner raison au plus petit belligérant : « Le Mikado (l'empereur du Japon), ne possède qu'un petit empire composé d'îles et d'îlots, avec une population de 42 000 000. Et pourtant, il a eu l'audace de s'attaquer au colosse moscovite, et cela avec la pensée d'écraser cet Hercule du nord. »

Et effectivement, après de terribles combats et des pertes conséquentes de part et d'autres (160.000 morts dont 20.000 civils), la Russie doit capituler et signer le traité de Portsmouth (New-Hampshire, Etats-Unis).

Carte satirique de 1904 par Kisaburo Ohara, représentant la Russie sous la forme d'une pieuvre aux tentacules mortels (Wikipedia) :

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Jean-Marie Déguignet, qui a été soldat pendant 15 années de sa vie, rend compte in fine des écrits pacifistes et humanistes de l'écrivain Ferdinand Buisson. Mais il prêche quand même la violence à l'encontre des autocrates et des exploiteurs qu'il faudrait éliminer : « Après ça, on pourrait désarmer et proclamer la paix universelle. Et puis alors, la terre étant purgée de tous les bipèdes malfaisants, les hommes pourraient être placés dans les meilleurs conditions possibles, étant tous frères et amis. »

Textes des cahiers

Cahier complet : [Fichier PDF]


Pages 839-844 de l'Intégrale

« Si vis pacem para bellum [1] », dit le proverbe. Si vous voulez la paix, préparez-vous pour la guerre. Mais je crois qu'en ce moment, on est en train de donner un rude démenti à ce vieux proverbe. Car jamais les puissances ne se sont préparées pour la guerre comme elles le font depuis plusieurs années, et ces formidables préparatifs aboutissent non à la paix, mais bien à la guerre. Et quelle guerre ! Ah ma Doué béniguet ! Guerre qui menace de devenir une conflagration générale de toutes les nations du globe. Et l'auteur de cette guerre est justement cet empereur théo-autocrate de toutes les Russies qui proposa, il y a quelques années, le désarmement général. Bien entendu ce César russe affirme que ce n'est pas lui qui a voulu la guerre, mais bien son collègue jaune de Nipon, quoique celui-ci affirme de que c'est le tzar qui lui déclare la guerre : mais ce sont là des boniments qui se débitent au début de toutes les guerres ; on sait ce qu'en vaut l'aune. Mais ce certain, c'est que la guerre est déclarée entre l'autocrate du nord et l'autocrate du pays du soleil levant .

Mais quelle différence entre les deux, l'un, le tzar, possède le plus vaste empire monde, un empire qui s'étend depuis la Pologne jusqu'au détroit de Behring, sur une étendue de 14 000 kilomètres, mais dont il ne connaît pas la largeur, attendu que cette largeur va jusqu'au Pôle Nord, que personne n'a encore pu visiter [2]. Et sur ce vaste territoire, il y a une population de 120 000 000 d'habitants. L’autre, le Mikado [3], ne possède qu'un petit empire composé d'îles et d'îlots, avec une population de 42 000 000. Et pourtant, il a eu l'audace de s'attaquer au colosse moscovite, et cela avec la pensée d'écraser cet Hercule du nord. Et même, on voit des journalistes, des diplomates et autres gens compétents, dit-on, qui le croient aussi. Il est vrai que jusqu'à présent, les Japonais paraissent avoir le dessus tant sur mer que sur terre, s'il y a quelque chose de vrai dans les blagues des journaux. Mais on ne peut guère attacher d'importance à ces racontars contradictoires. Car on en débite en ce moment de drôles de choses sur cette guerre, tant dans les hautes sphères politiques que dans la masse grouillante et ignorante du populorum.

Certains diplomates, cependant, disent qu'ils ne peuvent rien dire sur l’issue de cette guerre, laissant tout aux évènements, ou à Dieu. Oui, à Dieu ! Il paraît qu’il y a encore des diplomates ou des politiciens qui comptent sur l'intervention des dieux dans les égorgeries [sic] humaines, comme aux temps mythologiques. D'autres font des prophéties à perte de vue sur les résultats de cette guerre cyclopéenne. Ici on peut bien employer le mot cyclopéen, puisque ces Cyclopes étaient employés par Jupiter dans les forges de l'Etna à fabriquer la foudre pour foudroyer les humains, or dans cette guerre, ça va être la même chose. C'est aussi par la foudre ou l'électricité que les navires et les marins vont être foudroyés et coulés, là-bas, dans la mer du Japon. Car l'électricité est aujourd'hui l'agent universel du travail, des plaisirs, des constructions, de la destruction, de la vie et de la mort. Ceux qui parlent encore de dieux dans le grand monde, c'est de cet agent-là, sans doute, qu'ils veulent parler.

Pages 865-866 de l'Intégrale

Un certain Ferdinand Buisson [11], que je ne connais pas, mais qui semble connu clans le grand monde, a dit que « l'histoire de la conscience humaine est celle des conquêtes de l'esprit sur l'animalité, de la raison sur la passion, de la volonté sur l'appétit. À travers les siècles, à mesure que la société passe de l'état sauvage à l'état civilisé, la conscience morale grandit, au respect de la force s'oppose le respect de la justice : deux grandes idées essentiellement humaines, celles de devoir et de droit, illuminent les ténèbres du monde animal, la distinction du bien et du mal marque l'avènement du règne humain.» Ces idées si bien données, et si bonnes, ne sont encore que des erreurs et des mensonges quand même. La conscience humaine existait à Rome, tous les poètes et les écrivains du temps en parlent. Mais nous savons par l'histoire à quoi elle servit, cette conscience humaine, surtout depuis le règne de Tibère jusqu'à l'extinction des derniers Romains dans le sang et la boue à Byzance. Aux 16e et 17e siècles, en France, on parlait aussi de la conscience humaine, ce qui n'empêchait [pas] le Roi Soleil d'exterminer tout ce qu'il y avait de bons citoyens en France et, au respect de la justice, il opposa le respect de la force. Et aujourd'hui même, on l'a vu clans l'affaire Dreyfus, les trois-quarts et demi des Français crient et hurlent contre ceux qui parlent de la conscience humaine, de la raison et de la justice. Ainsi ceux qui ont de la conscience, de la vraie conscience humaine, sont les hommes les plus malheureux du monde. Avec leurs pensées, leurs réflexions, en regardant autour d'eux, et en voyant les misères humaines, les forfaits, les crimes et les horreurs, leur conscience reste écrasée. « La distinction du bien et du mal marque le règne humain. » Oui donc, signor Buisson, [où] voyez-vous ce règne humain ? En Russie, où le Tzar envoie tous ses meilleurs sujets se faire couler là-bas clans la mer japonaise, se faire massacrer en Mandchourie, ou y crever de faim et de froid et de toutes sortes de misères ? Et puis il envoie encore périr au fond de la Sibérie tous ceux qui osent parler de ces horreurs de la guerre, guerre entretenue par le simple [désir] des deux crétins, habillés en empereurs. Est-ce en France que se trouve ce règne humain, où les deux grandes fortunes immobilières et mobilières sont entre les mains de quelques centaines de milliers d’individus, lesquels ont creusé encore autour d'eux des milliers [de] canaux pour attirer les millions et les milliards que les prolétaires peinards suent tous les jours, tandis que des millions d'individus ne possèdent rien ? Où il y a, d'après la statistique gouvernementale, 400 000 chemineaux ou assimilés qui parcourent les routes et les campagnes, sans feu ni lieu, et où les villes sont encombrées de mendiants et de voleurs, les voleurs surtout y sont très nombreux, depuis l'évêque, les banquiers, les notaires, jusqu'aux petits voyous pickpockets ? Est-ce là le règne humain, règne basé sur la lumière, la raison et la justice ? Nan ! Nequet guir [12] . « Deux grandes idées essentiellement humaines, celle du devoir et celle du droit, illuminent les ténèbres du monde animal », oui, ces deux idées font très bien en théorie, mais hélas et en pratique ! Le droit n'est pas une idée humaine, il est le résultat de la force.

Le premier homme qui repoussa un autre par la force pour prendre sa place acquit un droit. Aujourd'hui, les prêtres, les notaires, les avoués, les banquiers et tant d'autres tripoteurs, escrocs et voleurs ont tous des droits acquis de par les lois, et ces lois étant appuyées par la force, nos exploiteurs et voleurs modernes sont donc toujours au même point que le premier homme fort qui écrasa l'autre, et l'obligea à ramper à ses pieds, comme les prolétaires, esclaves et parias actuels sont obligés de ramper aux pieds de leurs voleurs et affameurs. Voilà, monsieur Buisson, l'idée de droit ! Quant à l'idée de devoir, nous la connaissons, nous autres prolétaires, esclaves, servus, parias, puisque nous devons tout, nos peines, nos sueurs, notre liberté morale et matérielle, notre sang et notre vie pour engraisser toutes ces vermines ploutocratiques, auxquelles les lois accordent tous ces droits. Oui, voilà nos devoirs, nous les connaissons, mais des droits, macach, nisquet tam [13] ... Égalité, fraternité, solidarité, justice, beaux mots que nous voyons cités partout, et qui font sourire nos exploiteurs, sachant qu'ils n'ont aucun effet pour nous que celui de nous endormir dans la poussière et la fumée phraséologiques de ces rouleurs perpétuels, parce que nous restons toujours gogos et lâches. Une couche de ces gogos disparaît tous les ans, après avoir savouré pendant trente ans les mirifiques promesses odoriférantes de ces rouleurs éternels, une autre couche parait toute prête et toute disposée à se faire rouler de la même façon, et ainsi de suite, de sorte que les exploiteurs, les rouleurs, les malins, les crapules et consorts pourront vivre ainsi jusqu'à la fin de l'éternité. Non, ces misères humaines ne cesseront jamais, si on ne fait pas ce que j'ai déjà indiqué en plusieurs endroits de mes écrits. C'est-à-dire, détruire complètement toutes les races sauvages et barbares, et ailleurs tous, les individus tarés, vicieux, mal conformés au physique et au moral. C'est le seul moyen d'arriver à former une race humaine digne de ce nom, et qui pourrait jouir alors de tous les bonheurs susceptibles d'être partagés sur ce globe.

Annotations

  1. « Si vis pacem, parabellum » : «Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Expression reformulée de Végèse, Traité d'art militaire, livre III, pro1. : « Qui desirat pacem, praeparet bellum ».
  2. Le pôle nord n'a été atteint qu'en 1909 par l'américain Peary.
  3. Mikado : empereur du Japon.
  4. Port-Arthur fut pris à la Chine par les Japonais en 1895, puis rendu à celle-ci et loué à bail aux Russes. Le siège de Port-Arthur par les Japonais commença le 17 juillet 1904.
  5. Alexis Kouropatkine (1848-1925) : commandant en chef de l'armée russe de Mandchourie pendant la campagne de 1904-1905.
  6. Kojong : empereur de Corée de 1897 à 1907.
  7. Il s'agit de Camille Pelletan. Il fit l'objet d'une campagne de presse du journal Le Figaro, suite à la publication de documents confidentiels de la préfecture maritime de Toulon (3 mars 1904).
  8. La guerre hispano-américaine fut provoquée en 1898 par la révolte de Cuba. La flotte espagnole fut détruite à Manille, aux Philippines.
  9. Il s'agit de la bataille navale russo-japonaise de Tsushima, le 23 août 1904
  10. Le comte Fédor Rostopchine, gouverneur de Moscou, fit incendier la ville lors de l'entrée des troupes de Napoléon.
  11. Ferdinand-Édouard Buisson (1841-1932) : philosophe pacifiste et homme politique. Il participa au premier congrès de la paix de Genève (1867) et fut député radical de 1902 à 1924 Il est également l'auteur d'un Dictionnaire de pédagogie (1882).
  12. Nann ! N'eo ket gwir : Non ! Ce n'est pas vrai
  13. Macache bono : expression arabe (mâ-kânch : il n'y a pas) passée dans le français populaire pour exprimer la négation de façon ironique. N'eus ket tamm : il n'y en a pas du tout.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Mars 2022    Màj : 6.03.2024