Mémoires d'un paysan bas-breton/En Crimée

De GrandTerrier

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IX


EN CRIMÉE


Durant le reste de septembre et tout le mois d'octobre, nous courûmes ces plaines et ces montagnes, Russes et Fran­çais se faisant, comme nous disions, une véritable chasse à l'homme, sans se faire beaucoup de mal. Quand nous mar­chions en avant, les Russes prenaient leurs bagages et se retiraient devant nous, sans se presser, en laissant une ligne de tirailleurs pour s'amuser avec une autre ligne de tirailleurs que nous envoyions faire vis-à-vis. Quand nous battions en retraite, ils nous suivaient, toujours à peu près à la même distance, sans précipitation. On avait l'air de s'amu­ser, je crois même que les balles se mettaient de la partie en se refusant à faire du mal, car on les entendait bien siffler, mais elles ne touchaient jamais personne. Je ne vis qu'un chasseur d'Afrique qui, voulant aller trop près de la ligne russe, eut son cheval tué et dut s'en revenir avec sa selle sur son dos, sans même que les tirailleurs russes, qui pouvaient le cribler de balles, songeassent à tirer dessus.

Un jour cependant, ou plutôt une nuit, nous laissâmes plu­sieurs hommes sur le terrain ; non des morts, mais des ivre-morts. Nous étions depuis trois jours campés dans la vallée du Belbeck, à portée de canon de l'armée russe, dans une situation, certes, des plus critiques, ayant, disait-on, quarante mille hommes devant nous et des montagnes dans le dos. Il ne nous restait, pour sortir de là, qu'un seul passage qu'un bataillon ou deux pièces de montagne auraient pu défendre. Nous avions cependant présenté, par deux fois, la bataille aux Russes, mais ils se contentaient, comme d'habitude, d'envoyer quelques tirailleurs pour nous distraire.

Un soir, lorsque nous étions déjà couchés, on vint nous dire à voix basse de ramasser vivement nos bagages en silence, de bien attacher les bidons et les gamelles sur le sac, afin qu'ils ne ballottent pas et ne fassent aucun bruit en marchant. Les cantinières avaient aussi envoyé dire dans les compagnies qu'elles avaient des boissons à donner à très bon marché, sinon pour rien : elles avaient été averties d'abandonner tous leurs bagages avec les mulets. On peut penser que les soldats ne se firent pas prier deux fois pour aller chercher de la boisson à bon marché et même pour rien. Malheureusement, si quelques-uns se plaignirent de n'avoir pas eu leur compte, beaucoup en eurent de trop, et, le sommeil perdu aidant, plusieurs restèrent sur le carreau, soit immédiatement, sur place, soit succombant en route. On ne s'occupait guère d'eux ; on n'avait pas le temps : les officiers paraissaient n'avoir qu'un souci : c'était de commander le silence.

Le lendemain, au lever du soleil, nous nous trouvions au repos sur les hauteurs, et, de là, nous voyions les Russes dans le camp que nous occupions la veille ; le passage d'où nous venions à peine de sortir était également occupé par eux : ils avaient cru nous prendre tous ; mais ils ne trouvèrent plus que des tonneaux vides et n'eurent comme prisonniers qu'un certain nombre d'ivrognes, endormis dans le camp ou à l'entrée du passage, et une cantinière qui avait voulu, malgré les ordres et malgré le danger, enlever ses bagages et sa boisson.

Nous retournâmes dans la plaine de Baïdar où nous devions prendre nos quartiers d'hiver. Là, d'autres ennemis, plus terribles que les Russes, nous attendaient : le scorbut, la dysenterie, le typhus et le choléra morbus. Nous étions d'autant plus exposés à leurs attaques que nous étions mal vêtus et encore plus mal nourris. L'effectif des compagnies diminuait toujours, malgré les renforts que nous recevions souvent de France. Déjà mes camarades du 37e avaient presque tous dis­paru. Un jour, j'entendis le capitaine, qui avait déjà haussé les épaules en me voyant la première fois, dire au sergent-major : « Je n'aurais jamais cru que le petit Déguignet aurait résisté si longtemps ».

Hélas ! j'étais bien près de succomber à mon tour. Depuis trois jours, j'étais atteint de dysenterie. J'avais beau me raidir et chercher à dissimuler mon mal, le lendemain je succombai. On fut obligé de me monter avec beaucoup d'autres sur les mulets à cacolets, qui nous conduisirent à l'ambulance temporaire du Camp du Moulin, à l'endroit même où nous avions campé la première fois en quittant Sébastopol. Plusieurs de mes compagnons d'infortune y moururent presque en arrivant ou dans la nuit.

On nous garda là deux jours, puis on nous conduisit à Kamiech, où l'on nous mit dans une grande baraque : il y avait des lits de camp, des paillasses et des couvertures. Cette baraque avait deux portes, l'une qui conduisait au cimetière, l'autre chez les convalescents. J'en voyais beaucoup sortir par la porte du cimetière, mais très peu par la porte des conva­lescents. Je comptais moi-même passer bientôt par la pre­mière. Cela m'était indifférent : à ce moment-là, j'étais réduit à un tel état que je n'avais plus ni force ni volonté. Je n'avais guère plus de vie que les cadavres que je croyais voir à côté de moi ; on aurait bien pu m'enterrer comme ça ; je n'aurais pas réclamé, comme ce grenadier dont l'histoire courait alors les régiments. Blessé mortellement devant Malakoff, ce pauvre grenadier, que l'on croyait bien mort, fut jeté à la fosse commune ; mais en tombant et en exhalant sans doute son dernier soupir, il fit entendre une plainte ; un soldat en fit part au sergent qui surveillait la corvée et qui était justement de la compagnie de ce grenadier ; le sergent jeta un regard dans la fosse et dit : « Ah ! c'est celui-là ! je le connais ; c'est un réclameur ; allez ! dans le trou comme les autres ! »

Je restai ainsi cinq à six jours entre les deux portes. Le sep­tième jour, si je ne me trompe, j'entendis le médecin dire aux infirmiers : « En voilà encore un de sauvé ; menez-le de l'autre côté de suite. » J'allais sortir par la bonne porte, ce que je n'aurais jamais espéré. Je ne me sentais pas mieux du tout. Je devais l'être, cependant, puisque le médecin le disait et que l'on me reconduisait parmi les vivants. J'étais sauvé en effet ; au bout de huit jours, j'étais debout : je croyais que je revenais de l'autre monde. Grâce à un régime sain et réconfortant, au bout d'un mois, j'étais à peu près revenu à mon état normal.

Il se trouvait dans cette baraque un jeune caporal, un ex-séminariste, qui avait préféré la capote à la soutane. Ce jeune homme nous racontait tous les soirs des contes ou des histoires qui nous amusaient et nous égayaient beaucoup. C'était le premier homme que j'entendisse parler ce que je croyais être le vrai français. Nous fûmes bientôt de grands amis. Il était de Rennes ou des environs : nous étions donc un peu compatriotes. Je le félicitai sur son savoir et son talent d'orateur, à quoi il fut sensible et me remercia. Il me demanda si je n'avais pas fait mes classes : « hélas, cher ami, je suis en train de les faire maintenant, mes classes, sur les champs de bataille ; je les avais commencées dans d'autres champs, en gardant les vaches. Mon savoir littéraire va jusqu'à lire et gribouiller quelques mots illisibles. J'étais venu au régiment dans l'espoir d'apprendre quelque chose, mais je me suis trompé, car je n'en vois guère le moyen. »

Mon nouvel ami possédait quelques vieux journaux français, choses rares là-bas, qu'il recevait de temps en temps de son pays. Il m'en montra un et me fit lire :

— Mais vous lisez à merveille.

— Oui, mon ami, je lis assez bien, comme tous ceux qui, sachant lire une langue européenne quelconque, savent aussi lire le latin ; mais, sur cent, il n'y en a pas un qui comprend ce qu'il lit ; il en est de même pour beaucoup, je crois, et en particulier pour moi à l'égard du français.

Il avait aussi du papier et de l'encre, dont on pouvait se fournir à Kamiech, et, tout de suite, sur son lit, il me fit griffonner quelques mots et trouva que ce n'était pas trop mal, en me disant que l'écriture n'était qu'un simple exercice manuel, un travail mécanique d'une importance secondaire dans l'instruction.

— Moi-même, dit-il, je suis loin d'être un calligraphe ; c'est un travail de copistes, de jeunes gens qui ont passé dix ans chez les Frères à faire des bâtons et des jambages, sans avoir appris un mot d'orthographe, d'histoire ni de géographie.

Il me demanda ensuite si j'avais de la mémoire :

— Tant qu'à ça, mon ami, je puis vous le garantir et je pourrais vous en donner des preuves sur-le-champ. J'ai retenu toute la théorie de l'école du soldat, qu'on me rabâchait du reste dix fois par jour, lorsque je faisais mes premiers débuts à Lorient, et je pourrais vous raconter toutes les histoires que vous nous avez racontées ici, si j'avais le talent et l'habitude d'employer les expressions dont vous vous servez si bien.

Il voulut me mettre à l'épreuve et fut très étonné. A dater de ce moment, nous devînmes deux intimes, deux inséparables ; il se faisait un plaisir d'être mon instituteur, et moi plus encore d'être son élève. Ce fut le premier et presque le seul précepteur que j'aie eu de ma vie, hélas ! pour trop peu de temps. C'est lui qui m'a initié à toutes les sciences dans lesquelles j'ai pu, plus tard, seul, avec le temps, avancer un peu.

La première chose que je lui demandai, ce fut de m'apprendre à calculer. Je ne savais pas encore le nom de l'arithmétique. Aussitôt, avec son crayon, il me fit un petit carré de chiffres, la fameuse table de Pythagore, en me disant d'apprendre cela par cœur. Je ne fus pas long à apprendre cette table, ni l'addition et la soustraction ; d'abord, avec les explications et les démonstrations qu'il me faisait, il était impossible, à moins d'être complètement bouché, de ne pas arriver vite à tout comprendre. La multiplication et la division me tinrent plus longtemps. Entre temps, il entreprit, de m'apprendre un peu d'histoire, car il en savait, mon jeune ami : c'était un véritable érudit, un puits de science.

Il me dit d'abord que ce qu'on apprenait alors dans les écoles primaires sous le nom d'histoire sainte, n'était qu'une suite de légendes :

— Moi, je vais vous donner de la vraie histoire, constatée et attestée par des empreintes ineffaçables.

Il commença par la Perse, la Grèce, Rome et Carthage, la chute de tous ces empires et l'envahissement de l'Occident par les barbares d'Orient, puis l'envahissement de la Gaule par une autre espèce de barbares sortis des forêts de la Germanie, qui avaient subjugué et absorbé les Gaulois et donné leur nom à la France.

Il avait beau faire, mon caporal , s'il me donnait de la besogne, je lui en donnais aussi : une histoire racontée le soir, le lendemain je la lui narrais point à point, dans mon jargon, bien entendu, un français de cuisine qui le faisait rire par­fois. Je savais les quatre règles ; quant à l'orthographe et à la langue française, elles ne peuvent guère s'apprendre, me disait-il, que par la lecture de bons livres et la fréquentation d'hommes parlant correctement la langue, deux choses diffi­ciles, sinon impossibles, à trouver dans le milieu où je vivais alors et dans lequel j'ai passé toute ma vie. La géographie, il me l'apprit avec un crayon et une feuille de papier ou un vieux journal : le plancher, la couverture du lit, tout nous servait de moyen de démonstration. Le plus difficile ici fut de me prouver que la terre était ronde et de me faire comprendre les latitudes et les longitudes ; le reste alla comme l'histoire : je parle bien entendu d'un ensemble général, d'un canevas d'histoire et de géographie ; nous n'avions pas le temps d'entrer dans les détails.

Il m'expliqua aussi beaucoup de problèmes qui me trot­taient dans le cerveau depuis mon enfance, notamment le télégraphe électrique et la vapeur. Il m'expliqua comment et par quelles lois les grands navires se maintiennent sur l'Océan, lorsqu'un simple grain de poussière s'y enfonce, et comment les mêmes lois font monter les ballons dans l'at­mosphère. Il me raconta même l'aventure d'Archimède, à pro­pos de la découverte de ces lois. Il m'avait enseigné un peu de géométrie et lorsque j'eus compris, non certes la géométrie, mais à quoi servait la géométrie, il me dit : « C'est incroyable que cette science si vraie, si juste, si nécessaire à l'homme et si facile à comprendre, soit exclue de nos écoles primaires, sous prétexte qu'elle n'est pas à la portée des jeunes intelli­gences. Mais elle est à la portée de tout le monde, au con­traire, et tout le monde en fait. Les maçons, les charrons, les charpentiers, les cultivateurs même font de la géométrie toute leur vie, et de la géométrie pratique que bien des théoriciens de la Sorbonne ne pourraient faire. »

Le temps passait vite dans ce travail attrayant. Une seule chose autrefois me faisait peur, — s'il m'est permis d'écrire ce mot, — en allant au régiment, c'était l'hôpital ou l'ambulance : j'en avais entendu dire des choses si terribles ! Et voici que le plus heureux moment de ma vie, je le passais dans une ambulance, sur une terre étrangère, à cinq cents lieues de mon pays. Nous étions à la fin de l'année 1855. L'hiver était rude ; le froid était descendu jusqu'à vingt et un degrés au-dessous de zéro. Quoique ça, nous avions, mon camarade et moi, demandé au médecin de retourner à nos régiments ; mais à dire vrai, au fond de nos cœurs, nous éprouvions le désir, sinon le besoin, de rester encore quelque temps en cet heureux état. Nous le sentions d'autant plus que nous n'avions plus rien à faire au régiment. La guerre était censément terminée; les armées étaient toujours en face les unes des autres, il est vrai, mais à peu près dans la position de deux chiens de faïence. Nous attendions le bon plaisir des diplomates réunis à Paris par notre Empereur pour régler les comptes « des pots cassés », comme nous disions là-bas. Mais, si l'Empereur avait eu intérêt à faire durer le siège de Sébastopol, il avait autant d'intérêt à conserver à Paris le plus longtemps possible tous ces grands diplomates et leur nombreuse suite, pour occuper les Parisiens, afin que les Parisiens ne s'occupassent pas de lui.

À notre demande de sortie, le médecin répondit que nous avions le temps, que nous n'étions pas aussi bien rétablis que nous le pensions, qu'une rechute serait pour nous un coup fatal. Ce médecin connaissait l'intelligence et le savoir de mon camarade et savait à quoi nous passions notre temps ; il pensait que nous faisions autant là, sinon plus, que nos camarades dans la plaine de Baïdar.

Nous allions souvent nous promener, quand le temps n'était pas trop froid. Nous poussions nos promenades jusque chez les Piémontais, dont la plupart parlaient français, cette armée étant composée de Savoyards et de Niçois. Nous avions du plaisir à visiter aussi le camp des Anglais, qui était bien mieux arrangé que le nôtre. Ils étaient mieux habillés et mieux nourris que nous. Aussi n'avaient-ils pas été atteints comme nous par tant d'horribles maladies, pas même par le spleen ou maladie du pays, l'Anglais étant ou croyant être partout dans son pays, puisque la terre lui appartient : qu'il aille en Amérique, en Australie, en Asie, en Afrique, il est toujours chez lui.

Les régiments campés près de Sébastopol allaient chercher du bois dans les décombres, mais en grandes corvées et accom­pagnés de soldats en armes ; il était défendu d'aller isolément. Nous voulions cependant faire une visite dans l'intérieur de Sébastopol, ou plutôt dans l'intérieur de l'enceinte qui contenait naguère Sébastopol. Nous partîmes un jour, bien décidés. Nous fîmes un détour pour gagner les tranchées dans lesquelles nous courûmes bien vite, en zigzag, en nous bais­sant parfois. Nous arrivâmes ainsi sans accident jusque dans l'enceinte de ce qui avait été la ville. Nous errâmes longtemps, ayant un peu l'air de revenants parmi les décombres, péné­trant au rez-de-chaussée de maisons qui n'étaient pas entière­ment écroulées. Nous entrâmes dans une petite maison qui n'avait pas eu tant de mal que les autres ; je croyais entrer dans un ménage de mon pays ; rien n'y manquait pour m'en donner l'illusion : chaudrons, pots en terre, poêle à crêpes et ses accessoires, tables et bahuts en chêne, bancs, escabeaux, crémaillère, trépieds ; il y avait même un paquet de crêpes moisies et du pain noir ; tout contribuait à me faire croire que j'étais dans un ménage de pauvres Bretons.

Nous nous assîmes sur les escabeaux, et mon ami se mit à parler :

— Voilà, dit-il, à quoi servent les guerres ! Que nous pré­sente cette ville ? des monceaux de ruines, ce que prirent les Grecs quand ils entrèrent à Troie, après dix ans de siège, ce que prirent les Romains en prenant Carthage : des pierres et de la cendre. Et les cent mille hommes qui dorment d'un sommeil éternel sous ces décombres, tous des jeunes gens comme nous, qui auraient pu rendre de grands services à leur pays, à leurs familles, à l'humanité, et les habitants de cette malheureuse ville obligés de fuir au milieu de la nuit, en abandonnant tous leurs biens, réduits aujourd'hui à la misère, à la mendicité et pleurant plusieurs de leurs enfants ensevelis sous ces ruines, tout cela pour le plaisir et dans l'intérêt de deux ou trois hommes, que les peuples prient encore les dieux de leur conserver éternellement ; mais quand le peuple crie : ave, imperator, l'écho du genre humain répète : ave, dolor.

Sur ces réflexions philosophiques, nous quittâmes cette pauvre demeure et les ruines pour regagner notre ambulance.




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