Mémoires d'un paysan bas-breton/Sous Castellane

De GrandTerrier

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VI


SOUS CASTELLANE

Nous eûmes à éprouver, dès notre arrivée, la tyrannie comme nous disions, de ce vieil autocrate. Après avoir fait quarante kilomètres ce jour-là dans la boue, il nous tint encore deux heures sur la place Bellecour pour nous passer en revue. Le colonel du 64e de ligne, arrivant aussi avec son régiment à peu près en même temps par une autre route, fut gratifié de trente jours d'arrêts pour avoir fait voyager ses hommes en guêtres blanches, ou du moins en guêtres de toile car elles n'étaient guère plus blanches que les nôtres qui étaient en cuir noir.

Nous vîmes arriver le vieux sur la place, avec son insé­parable cheval blanc, sa bosse légendaire, son chapeau de travers, son nez et son menton prêts à s'embrasser. Si Castellane eût eu les oreilles bien percées, en ce moment-là, il aurait entendu de belles litanies. Toutes les belles expressions, toutes les épithètes qui composaient alors le riche vocabulaire du soldat lui étaient adressées ; les officiers, qui tremblaient derrière les rangs, avaient beau dire tout bas « silence », les litanies n'en continuaient pas moins. Quand la revue fut terminée, on nous conduisit dans les casemates froides et humides de Fourvières.

Nous étions éreintés et mourants de faim ; malgré cela, il fallut aller immédiatement chercher nos effets de campement : tentes, bâtons, piquets, demi-couvertures, bidons, marmites, gamelles, pelles, pioches, enfin tout le bagage et tout le mobilier du soldat en campagne. Qu'allions-nous faire de tout ça et comment l'empaqueter, l'attacher sur notre sac avec notre précédent bagage que nous trouvions déjà assez lourd ? il y avait au régiment et dans presque toutes les compagnies quelques vieux soldats, qui avaient fait campagne en Afrique ou qui avaient déjà servi à Lyon. Ceux-là furent chargés d'enseigner aux autres la manière de s'y prendre pour faire leur sac « à la Castellane » : en Crimée, par la suite, nous vîmes combien cet apprentissage était utile. Il fallait se dépêcher, car on nous avait avertis que l'on repartirait le lendemain matin. Pour où ? On ne nous le disait pas. Mais tout le monde pensait et disait que c'était certainement pour Sébastopol, dont on faisait alors le siège. La guerre, qui avait commencé en Turquie, était, depuis le mois de novembre, portée en Crimée, où se trouve la ville de Sébastopol, qu'on disait alors imprenable. Nous étions contents de partir de Lyon, car on aimait mieux aller se faire tuer à Sébastopol que rester pour souffrir les mille et une misères des soldats de Castellane.

Hélas ! nous fûmes déçus dans notre espoir. Nous partîmes le lendemain matin, il est vrai, mais ce ne fut pas pour Sébastopol, ce fut pour le camp de Sathonay, à quelques kilomètres de Lyon, sur un plateau élevé, entre la Saône et le Rhône. Pour nous guérir des fatigues et des misères que nous subissions depuis deux mois, on nous envoyait dans ce camp nouvellement formé, dans des baraques en planches, ouvertes à tous les vents, à la pluie et à la neige, n'ayant pour coucher que le lit de camp, une mauvaise paillasse et une demi-couverture. Là, nous fûmes transformés en terrassiers, ou, comme disaient les vieux soldats, en forçats. Nous allions travailler sur la route qu'on établissait alors de Lyon au camp et qu'on avait nommée avec raison « la route des soldats ».

Quand nous n'allions pas au travail, on nous envoyait aux manœuvres, à la cible, faire la petite guerre. Une ou deux fois par semaine, l'armée de Lyon venait, la nuit, attaquer le camp. A la première alarme, il fallait se dépêcher de ramasser ses effets, de mettre tout sur le dos, armes et bagages, et de partir au plus vite comme si on ne devait plus revenir. Nous cou­rions alors à travers champs, à la rencontre de l'ennemi que nous repoussions jusqu'à Lyon, ou bien c'était lui qui nous repoussait dans notre camp et même parfois au delà : alors le camp était censément pris ; nous étions vaincus. Ces manœuvres duraient souvent jusqu'au jour, ce qui n'empêchait pas, aussitôt rentrés au camp, de nous envoyer aux travaux de la route ; mais ce qui n'empêchait pas non plus nos gémissements, nos plaintes et nos murmures : on enviait le sort de ceux qui étaient à Sébastopol, car il n'était pas possible qu'ils fussent aussi malheureux que nous, du moins à ce que disaient les vieux soldats.

Étant depuis mon plus jeune âge habitué à toutes sortes de misères, je ne trouvais là rien d'extraordinaire. Je connaissais les courses de nuit depuis le temps où je mendiais mon pain à travers nos campagnes sauvages ou quand je cherchais les bestiaux dans les garennes, les landes et les bois, où j'enten­dais souvent hurler les loups ; je savais aussi manier la pelle, la pioche et le marteau casse-pierres. Ce qui me chagrinait le plus, c'était d'entendre les chefs, par peur sans doute, parler toujours de consigne, de salle de police, de prison, de conseil de guerre. Ce qui me déconcertait encore, c'était de ne pou­voir trouver aucun moyen de m'instruire ; nous n'avions aucun livre ni aucun journal. On n'aurait guère eu le temps du reste de s'en occuper.

Le 1er mai, il y eut un changement : la division de Lyon vint nous remplacer au camp et nous vînmes occuper ses casernements en ville et autour de la ville. Notre régiment fut réparti entre les forts Saint-Just, Saint-Irénée et Sainte- Foy. C'est dans ce dernier fort que se trouvait alors la prison d'arrêt des officiers : on l'avait surnommée la pension de Castellane. Elle était presque toujours pleine, cette pension, d'officiers de tous grades, depuis les sous-lieutenants jusqu'aux colonels, les uns aux arrêts forcés, avec un factionnaire à la porte de leurs cellules, les autres ayant le droit de se promener à de certaines heures sur le rempart, escortés par des soldats en armes. Là, nous étions un peu mieux, du moins on se le figurait, puisque nous couchions dans des lits et qu'on n'allait plus piocher sur la route ; mais, en revanche, le service de place, les marches militaires, les alertes de nuit, les grandes manœuvres, les revues et parades du samedi et du dimanche ne nous laissaient guère plus de repos qu'au camp.

Les caporaux et les sous-officiers étaient plus occupés que nous. On leur avait donné leurs théories qu'ils n'avaient pas vues depuis Lorient. Ils étaient obligés, dans les intervalles de manœuvre, d'aller à la théorie pratique ou récitative, où ils attrapaient beaucoup de punitions, car la plupart ne savaient plus rien. Ne trouvant pas d'autre livre, je m'amusais souvent à regarder la théorie de mon caporal, que je savais du reste par cœur depuis mes premiers exercices à Lorient. Je disais à ce pauvre caporal, qui était toujours puni faute de savoir sa théorie: « Si vous voulez, j'irai réciter pour vous. »

Cependant, un jour, vint dans nos chambres un monsieur avec un grand paquet de papiers sous le bras. C'étaient des images de Notre—Dame de Fourvières, qu'il distribuait à tout le monde avec une petite médaille, puis de petites brochures qu'il donnait seulement à ceux qui savaient lire. De celles-ci, il n'eut pas beaucoup à distribuer : quatre-vingt-dix-neuf soldats sûr cent étaient alors complètement illettrés. Je tendis vers ces brochures une main empressée et je remerciai le monsieur avec effusion, puis j'allai vite sur mon lit, voir ce qu'il y avait dans ce beau petit livre. C'était tout des cantiques militaires et des prières arrangées spécialement pour les soldats. A la dernière page, je vis deux R. et deux P. Je demandai au caporal ce que voulaient dire ces lettres : il ne le savait pas.

Mais ce que je comprenais et qui me faisait beaucoup de plaisir, c'était le renseignement suivant : Tous les sous-officiers, caporaux et soldats peuvent venir tous les jours, de cinq à huit heures du soir, rue Sainte-Hélène, n° 4 ; on se charge de leur apprendre gratuitement la lecture, l'écriture et la comptabilité.

Enfin, me dis-je, me voilà sauvé. Je vais pouvoir apprendre quelque chose des histoires de ce monde. Le len­demain, aussitôt la soupe de quatre heures mangée, n'étant ni de service ni de corvée, je courus à la recherche de la rue Sainte-Hélène, que je n'eus du reste pas grand-peine à trou­ver, car elle est située entre les deux grandes places de Lyon, la place Napoléon et la place Bellecour. J'entre au n° 4, et bientôt je me trouve dans une grande salle, toute remplie de bancs, lesquels étaient couverts de livres, de papiers, de cahiers, d'encriers et de plumes : il n'y avait là que sept ou huit individus ; c'étaient tous des sous-officiers et des caporaux.

Un monsieur très bien mis, très poli et très doux, ayant presque la voix d'une femme, vint à moi en me disant : « Bonsoir, mon ami. » Il me prit par la main et me condui­sit m'asseoir sur un banc, derrière les autres, qui étaient déjà occupés à lire et à écrire, puis me demanda où j'en étais de mon instruction, si je savais lire et écrire. Je lui répondis que je savais lire un peu et que j'avais même essayé autrefois, en gardant les vaches, de griffonner des lettres et des mots sur des morceaux d'ardoise. Il me donna un livre dans lequel il me fit lire quelques lignes à haute voix. Je m'en tirai assez bien, quoique je fusse un peu troublé et intimidé, en présence de tout ce monde supérieur et inconnu. Ensuite, il me donna un modèle d'écriture que j'essayai de copier tant bien que mal, en perçant souvent le papier avec la pointe de ma plume. Je n'avais jamais gribouillé qu'avec la pointe de mon couteau ou quelque mauvais crayon. Je voyais alors que la plume était plus difficile à manier que la pioche. N'importe, le mon­sieur nie dit tout de même, toujours de sa voix féminine, que je lisais très bien et que je n'écrivais pas trop mal, que j'ap­puyais seulement un peu trop sur ma plume : je le voyais bien, mon griffonnage transperçait les deux feuilles.

Un peu avant la fin de séance, un autre monsieur entra dans la salle en disant : « Bonsoir, mes amis », puis il passa devant chaque écolier en lui adressant quelques questions et quelques observations. Ce devait être le maître ou le chef de l'établissement, car l'autre, qui le suivait par derrière, avait l'air d'être son subordonné.

Quand il vint à moi, il dit :

— Voici un jeune engagé volontaire, n'est-ce pas, mon ami ?

— Oui, monsieur.

— De quel pays êtes-vous ?

— Du Finistère, monsieur.

— Ah ! un petit Breton ! Et vous avez fait beaucoup d'études ?

— Aucune, monsieur, excepté celles que j'ai pu faire seul en gardant les vaches, chez M. Olive, de Kermahonec.

Et lui, après m'avoir fait lire quelques lignes :

— Cependant, vous lisez très bien et votre écriture est assez bien. Un peu de courage et de bonne volonté et vous arriverez.

— Je le voudrais bien, monsieur, c'est mon plus grand désir.

Il nous donna alors la petite brochure que je possédais déjà et nous dit de chercher le cantique n° 8 que nous allions chanter en chœur. Ce cantique commençait par

Te souviens-tu, jeune enfant de la France,
Jeune guerrier gardien de son drapeau, etc.

et se chantait sur un air connu de tous les soldats. Après le cantique, ce furent les prières du soir, puis les deux messieurs vinrent serrer la main à leurs « chers amis », en nous invitant à revenir le plus souvent possible : hélas ! ce plus souvent possible était tout au plus deux fois par semaine. Ils le savaient bien, du reste, ces messieurs, que nous étions retenus par le service, les manœuvres, les marches militaires et les revues, que Castellane se souciait peu de l'instruction des soldats, si ce n'était de leur instruction militaire, et qu'il se chargeait de nous la donner dans des manœuvres éreintantes, en faisant monter des fantassins ; avec armes et bagages, en croupe derrière les cavaliers dont les chevaux, peu habitués à ces sortes de manœuvres, envoyaient à terre cavalier et fantassin.

Nous l'avons entendu, un jour dire à un commandant de chasseurs à pied de se jeter vivement dans le Rhône avec son bataillon, pour surprendre l'ennemi qui se trouvait de l'autrecôté ; ce commandant eut le courage de lui répondre « Maréchal, veuillez passer le premier » ; il en fut quitte pour trente jours d'arrêts. Le vieux disait qu'un bon soldat sous ses ordres, faisant continuellement et exactement son service, ne devait pas durer plus que sa capote. Ce fut à ce sujet, paraît-il, qu'un certain voltigeur resté inconnu, du moins de Castellane, lui avait flanqué un tire-balle dans son chapeau, durant une manœuvre au camp de Sathonay : Castellane avait adressé des compliments à ce tireur in­connu, en lui disant de sortir des rangs, qu'il allait le décorer sur-le-champ pour l'avoir si bien visé ; mais personne ne bougea. Il fit fouiller toutes les gibernes : aucun tire-balle ne manquait.

Je ne pus retourner à mon école que trois jours après. J'allai m'asseoir à la même place, où je retrouvai mon cahier. Je me mis immédiatement à copier : je voulais voir si ma main, cette fois, était plus légère. Mais j'avais beau rete­nir ma plume en faisant des jambages, elle s'accrochait tou­jours. Le monsieur vint me voir et, voyant que je perçais toujours mon cahier, il me donna une plume d'oie ; celle-là glissait mieux ; avec elle, je ne faisais pas de trous, mais je faisais d'énormes pâtés. Je songeai alors que jamais je n'apprendrais à écrire, puisque ça dépendait de la main et que la mienne n'était pas faite pour cela ; je pensai que c'était trop tard, que ma main et mes doigts étaient devenus trop raides. Quand j'eus fini de griffonner une page, je pris un livre qui était à côté de moi et sur lequel j'avais les yeux fixés depuis le commencement. Sur la couverture, je lisais en grosses lettres : Grammaire française de Noël et Chapsal. Ce mot de grammaire ne me disait pas grand-chose, mais lorsque je lus à la première page : « La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement en français », je fus saisi d'étonnement en considérant ce petit volume. Quoi ! il suffisait d'apprendre çà par cœur pour savoir parler et écrire correctement ! Mais alors je le saurais bientôt, apprenant facilement et promptement les choses par cœur.

J'étais plongé dans ces réflexions, tout en regardant la grammaire, lorsque le monsieur nous dit de prendre le livre des cantiques : la séance était terminée. Après le cantique et la prière, il nous dit qu'il y avait tous les dimanches, à midi, grand'messe militaire dans l'église de la Charité, sur la place Bellecour ; il nous invitait à y assister toutes les fois que le service militaire nous le permettrait ; mais le service militaire ne nous le permettait guère.

Je pus toutefois y aller le deuxième dimanche après cet avis : j'arrivai un peu en retard ; la messe était commencée, il y avait beaucoup de monde ; cependant l'église aurait bien pu en contenir plus que le double ; il y avait des soldats, des caporaux, des sous-officiers ; on voyait même quelques officiers dans le haut. L'église était remplie de bancs, comme les bancs de l'école, sur lesquels il y avait des livres de messe répandus à profusion. J'en pris un que je m'amusai à feuilleter pour voir si c'était un livre de messe comme celui qu'on m'avait donné lors de ma première communion. C'était en effet à peu près le même ; c'était aussi presque tout du latin, excepté à la fin où se trouvaient encore les mêmes cantiques.

Dans le chœur, il y avait plusieurs civils et quelques militaires qui chantaient. Je reconnus là le chef de notre école, puis l'autre monsieur, qui allait et venait parmi les bancs, souriant, saluant et donnant des poignées de main à ses « chers amis ».

Lorsqu'il vint à moi, il me prit doucement par la main, en me disant tout bas : « Venez donc là-haut ; vous chantez très bien. »

J'aurais bien voulu me sauver, mais il me tenait toujours la main et il m'entraîna jusque dans le chœur, où je me trouvai bien penaud et bien honteux ; je ne savais trop quelle position prendre. « Vous chantez très bien », avait dit le monsieur. S'il m'eût forcé à chanter en ce moment-là, je crois bien que je n'aurais chanté ni bien ni mal : il m'aurait été impossible de prononcer la moindre syllabe.

Heureusement, j'avais mon livre dans lequel je fourrai mon nez le plus avant possible, pour dissimuler mon embarras et la rougeur de ma figure. La messe, du reste, touchait à sa fin, et quand je vis que les regards s'étaient détournés de moi, je relevai la tête et pris une meilleure contenance. Lorsqu'on chanta le Domine salvum fac imperatorem, je voulus même ouvrir un peu la bouche, mais je crois que je ne produisis aucun son. Cependant, quand on chanta le cantique final n° 8, que je savais déjà par cœur, on entendit ma voix, tremblant un peu il est vrai, mais ce n'était que mieux pour la circonstance et pour le cantique même que l'on chantait.

Ce jour-là, j'eus l'explication des RR. PP., que je voyais sur tous les livres de l'école de la rue Sainte-Hélène et de l'église de la Charité : cela voulait dire les Révérends Pères jésuites. Chez nous, les curés bretons disaient à cette époque que ces gens-là n'étaient pas de vrais prêtres, qu'ils n'étaient pas consacrés. Qu'étaient donc ces hommes qui, à Lyon, pourtant, disaient la messe, confessaient et donnaient l'absolution ? Ici, il est vrai, il y avait deux sortes de jésuites : les jésuites en soutane et les jésuites en redingote ; il y en avait même, je l'ai su plus tard, en shako et en casque. En me rendant ce soir-là au fort Saint-Irénée, où nous étions casernés alors, je ne pouvais m'empêcher de songer à ce nom de jésuite, qui sonnait fort mal à mon oreille, quoique je ne connusse pas alors cette fameuse société.

En rentrant au fort, j'étais quelque peu tourmenté par ce nom de jésuite ; en arrivant dans mon escouade, ce fut bien autre chose encore. Un soldat de la compagnie, étant entré par curiosité, disait-il, dans l'église de la Charité, sur la fin de la messe, m'avait vu dans le chœur. Ce fut assez pour me faire passer pour un jésuite, et ce fut par ce nom que je fus reçu dans la chambrée. Un vieux soldat, qui se disait parisien, m'apostropha par :

— Te voilà, petit jésuite !

Et les autres de rire ; moi, je restai tout bête, sans trouver un mot à dire, moitié colère, moitié abasourdi. Quand ils eurent fini de me gouailler, cherchant à me donner un peu d'aplomb et un air de colère, je leur dis :

— Mes vieux amis, vous vous trompez beaucoup, si vous croyez trouver en moi un jésuite : sans les connaître, j'étais déjà et je suis toujours un de leurs plus grands ennemis. Quand, l'autre jour, je demandai au caporal ce que voulaient dire les RR. PP., qui sont sur le petit livre qu'on m'avait donné, il me répondit qu'il n'en savait rien. J'ai voulu le savoir et aujourd'hui je l'ai appris : je sais que ces lettres veulent dire Révérends Pères jésuites ; mais soyez persuadés qu'on ne verra plus mes pieds chez eux.

Je ne puis écrire ici toutes les vilenies, toutes les saletés que le vieux soldat débita sur les jésuites. Étant déjà naturel­lement prévenu contre eux, je ne pouvais qu'approuver mon vieux Parisien, et, comme personne ne prenait la défense des jésuites, les choses en restèrent là ; mais c'était pour moi une déception de plus. Je voyais alors qu'il était impossible aux malheureux comme moi d'arriver à la connaissance des choses de ce monde.

Un dimanche enfin, j'allai me promener sur le quai du Rhône : je vis là beaucoup de livres, que j'aurais voulu tous prendre, car tous me plaisaient, par leurs titres tout au moins. En feuilletant dans ces bouquins, je trouvai une grammaire toute petite, qu'on pouvait mettre dans les poches de sa tunique ou de sa capote ; je demandai le prix : cin­quante centimes. Je les avais ; je payai comptant, en me disant : cinquante centimes pour apprendre à parler et à écrire correctement en français ! ce n'est pas trop cher, d'autant plus que cette grammaire était une grammaire de l'Académie. Quinze jours après, j'aurais récité cette grammaire aussi bien que la théorie des soldats ; mais je n'étais pas plus avancé, car je n'y comprenais rien. J'aurais bien dit que le substantif est un nom, qu'un nom est un substantif. J'aurais dit aussi qu'un adjectif est un qualificatif, mais sans savoir ni comprendre ce que j'aurais dit. Ce qui m'embarrassait le plus, c'étaient les verbes : j'eusse, nous aimâmes, vous fûtes, que nous fissions, que vous reçussiez. Jamais je n'avais entendu parler comme ça. Je pensai que ça ne devait pas être du bon français et bientôt je laissai cette grammaire de côté.

Au 1er juillet, nous retournâmes au camp. Quelques-jours après, il vint à Lyon un prince ou un petit roi allemand. Castellane, pour faire voir à ce petit potentat, comment ses soldats manœuvraient, avait ordonné une attaque générale de la garnison de Lyon contre le camp. Ce fut une véritable guerre, comme: j'en ai vu faire plus tard en Afrique et au Mexique : infanterie, cavalerie, artillerie, nous pas­sâmes au pas de course ou, au galop à travers les fermes, les champs de blés mûrs, les légumes, dévastant et écrasant tout ; on se battait, comme Russes et Turcs, en se tirant des coups de fusil dans le nez ; des luttes corps à corps et à l'arme blanche eurent lieu entre fantassins et cavaliers ; il y eut plusieurs soldats grièvement blessés. Castellane riait comme un bossu, disait-on, et les cultivateurs n'avaient pas été fâchés de cette manœuvre qui s'était chargée en quelques heures de faire la moisson : ils furent largement dédommagés et n'eurent pas beaucoup à suer pour faire leurs récoltes. Castellane agissait à peu près de même dans la ville : il réunissait une bande de gamins et les faisait monter à l'assaut d'une épicerie ou pâtisserie quelconque, où ils avaient ordre de casser et de briser tout.




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